Les Princes de Delhi : l’art de la négociation avec les rickshaws


« Les hommes prudents savent toujours se faire un mérite des actes auxquels la nécessite les a contraints », écrivait Machiavel. Il aurait tout aussi bien pu parler de l’utilisation des rickshaws à Delhi. Car ici, si négocier est une contrainte, bien le faire est un badge d’honneur dans une ville où les touristes ont une fâcheuse tendance à être dépouillés par des conducteurs peu scrupuleux. Ainsi, ce guide se propose de vous aider à maîtriser les subtilités de la négociation la plus difficile au monde, celle qu’Obama aurait bien été incapable de gagner. Mais vous, maintenant, vous le pouvez ! Alors plongeons dans la substance.

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D’abord quelques considérations d’ordre monétaire : le ‘meter’, similaire au système des taxis en Europe, vous fait payer 25 roupies les deux premiers kilomètres, puis 9 roupies pour chaque kilomètre supplémentaire parcouru. Par ailleurs, quand le rickshaw est à l’arrêt on ne paie pas, seule la distance compte, ce qui reflète le monde de pensée indien que le temps n’est définitivement pas de l’argent : le temps importe peu, et tout le monde prend son temps, être en retard n’est ni insultant ni grave. Si l’outil est pratique et assez honnête dans les prix, il est malheureusement souvent ’cassé’ dans les rickshaws. C’est toutefois cet ordre de prix qui devrait être utilisé pour avoir en tête un prix plafond avant de partir négocier avec les rickshaws : 10 roupies le kilomètre (voire 9/8 si vous voulez jouer les durs ; à ce moment-là, préparez-vous à devoir longuement discuter), avec évidemment une surcharge la nuit (après 22h) et si vous êtes plus que trois (une personne devant alors monter à l’avant avec le conducteur, voire une autre sur les genoux bienveillants de ses covoyageurs à l’arrière) ; il vous demandera plus s’il y a des embouteillages (ne vous laissez pas avoir, ce n’est ni une excuse ni un handicap pour un conducteur compétent, qui saura avec grâce et intelligence utiliser les pistes cyclables, le trottoir et manier avec dextérité les feux rouges et les sens interdits), ou pourra utiliser l’excuse du « no profit ! », ce qui est bien sûr faux.

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Votre premier réflexe, avant de vous engager dans une longue et coûteuse bataille verbale, sera de vérifier la distance à parcourir, pour appliquer la simple équation sus-mentionnée et ainsi déterminer le prix. Si le rickshaw accepte d’utiliser le meter, votre chance ! relaxez-vous et faites attention qu’il ne fasse pas de détour énorme (faites semblant de checker votre téléphone portable, il croira que vous êtes sur une carte). S’il vous a définitivement fait faire un tour de la ville, envoyez-le valser et payez-le 10 roupies.

La négociation ensuite : il faudra vous y faire, vous n’avez pas l’air indien ; pire que ça, vous avez peut-être la bouille d’un touriste ! À ce titre, le montant demandé au départ sera beaucoup plus élevé, probablement deux ou trois fois, parfois cinq fois un prix équitable. Nous sommes d’accord, ce système est inique. Toutefois, le tarif Rs10/km est pratiqué par les locaux également, vous permettant ainsi, malgré votre bouille définitivement non delhiite, de payer autant qu’un natif !

Il s’agit donc d’approcher un rickshaw à l’arrêt ou de faire signe à l’un d’entre eux en train de rouler, même s’il est de l’autre côté de la route il s’empressera de faire un demi-tour gracieux au milieu du trafic. Une fois arrêté, montrez au chauffeur que vous savez de quoi vous parlez en l’appelant ’Baya’ (‘frère’ en Hindi). Ensuite, énoncez la formule magique : « How much ? » (pour un accent local, dites « Hav much »). Suite à cette demande, il vous répondra sans coup férir, en vous regardant droit dans les yeux et en étant droit dans ses bottes : « Trois fois le prix normal Sir ! ». Il s’agit donc, si l’offre pécuniaire est trop ridicule, de rire d’un ton franc et incrédule en rebroussant chemin, sans même lui accorder un regard. Il s’empressera alors de vous rappeler, en vous demandant à son tour : « Hav much ? », ce à quoi vous répondez avec un prix 20 à 30% inférieur au prix attendu. Ainsi, la négociation commence.

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Il s’agit d’abord de préparer votre ton. Il peut être froid et distant, mais nous vous le déconseillons, après tout négocier fait aussi partie du charme de la course. Prenez la situation avec bonne humeur et souriez ! Vous pouvez ainsi jouer le baroudeur qui connaît la vie, et rire d’un ton interloqué et incrédule à chacune de ses propositions, en répondant sur un ton calme et sûr de soi. Ou vous pouvez la jouer larmoyante : « Please, baya, please, is not faaar ! », tout en faisant de petits yeux attendrissants pour lui montrer que vous avez un bon fond.

Vous disposez alors de plusieurs outils pour négocier.

Vous pouvez faire semblant de partir à n’importe quel moment : il s’agit de partir pour de vrai et d’attendre qu’il vous rappelle. Cela montre une maîtrise de soi, un flegme ravageur et un manque d’impressionnabilité choquant. Et s’il ne vous rappelle pas, c’est qu’il ne vous méritait pas, le suivant traitera mieux votre tendre cœur.

Ensuite, vous pouvez artificiellement pousser les prix vers le bas en poussant des cris d’orfraie à chacune de ses propositions et en hurlant au meurtre de l’honnêteté.

Vous pouvez enfin lui demander d’utiliser le meter, en prononçant le simple : « meter-sé baya ! », (« par meter », ou « mets le meter s’il te plaît »). La réponse sera, 80% du temps, un « meter broken hé », ce que vous pouvez utiliser comme argument pour une baisse des prix. Sachez par ailleurs que si vous voyagez sans meter, vous pouvez arrêter le rickshaw quand la police est à proximité, car c’est évidemment illégal, ou au moins menacer de le faire, ce qui poussera le rickshaw à vous offrir la course gratuitement. À n’utiliser que pour les rickshaws particulièrement pénibles ou dangereux, car cela reste une technique peu sympathique.

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Enfin, il faut savoir que les rickshaws sont partout : n’ayez pas peur de laisser partir celui qui vient de vous alpaguer, le suivant est au coin de la rue ! Si vous n’aimez pas celui-ci, nul besoin de le prendre.

S’il accepte la course malgré ses jérémiades, en hurlant au vol et affirmant qu’il ne fait aucun profit, n’ayez crainte pour votre conscience : s’il accepte c’est qu’il s’y retrouve.

À la fin de la course, il se peut qu’il vous demande plus, à cause des embouteillages ou parce qu’il s’est pommé en chemin : non ! C’est inacceptable et ne sera pas toléré. Dans ce cas, prenez simplement un air offensé et critique. Il se peut ensuite qu’il vous annonce qu’il n’a pas la monnaie ; c’est évidemment une ruse. Dans ce cas, n’hésitez pas à lui proposer d’aller dans un magasin faire du change, vous verrez que les petits billets tant attendus réapparaîtront magiquement dans sa main.

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Enfin, un petit lexique :

Baya : frère. Usez et abusez de ce mot, cela met vos interlocuteurs en confiance.

Bas : stop. Vous êtes arrivés, hurlez « Bas ! ».

Rouco : arrêtez-vous. Un « bas » respectueux.

Sida : tout droit. Si le conducteur ne sait pas où il va mais vous si, aidez-le à se repérer.

Tchalo : continuez, on y va. Très utile, à utiliser sans modération !

Meter-sé : on utilise le meter ? Ne marchera jamais. Inutile.